Alors que le sénat examinera à 17h aujourd’hui un projet de loi sur la représentation des travailleurs des plateforme sur lequel nous serons avec Monique Lubin et le groupe socialiste du Sénat très offensifs, Le Monde publie la tribune que je cosigne avec d’éminents spécialistes du droit du travail et de la régulation du numérique pour appeler le gouvernement à sortir de l’ambiguïté.
Nous y formulons deux idées novatrices :
– étendre les pouvoir de la CNIL pour réguler les algorithmes
– créer une autorité de contrôle des plateformes
Nous y redéfendons nos propositions de devoir de vigilance contraignant et d’instaurer une présomption de salariat pour les « indépendants fictifs ».
Il est temps de changer la donne, La complaisance face au capitalisme de plateformes a assez duré !
Un grand merci à Stéphane Vernac, Jérôme Giusti, Brahim Ben Ali, Odile Chagny, Thierry Kirat, Emmanuel Netter et tant d’autres pour leurs incommensurables contributions ces derniers mois !
tribune ubérisation le monde

Le texte en intégralité :

 

CONTRÔLER L’ALGORITHME POUR RÉGULER L’UBERISATION

 

Aveuglée par le mirage du « capitalisme de plateformes », mode de production dans lequel un travailleur mal noté par un client peut être déconnecté dans explication, notre société a laissé s’installer un Cheval de Troie qui menace notre modèle social. Au cœur de sa matrice, l’opacité d’une « boite noire » nommée l’algorithme. Il incombe au législateur de remettre du droit et de définir des mécanismes de protection des travailleurs des plateformes de travail face à ce contremaître 2.0.

Renforcer la CNIL

Pour des raisons de sécurité, la puissance publique a su imposer le chronotachygraphe dans les cabines des chauffeurs routiers. Dès lors, nous proposons que la CNIL, autorité indépendante expérimentée et incontestée, puisse pénétrer dans les algorithmes, en dépit du secret des affaires, en certifiant et contrôlant ceux des plus importantes plateformes et en produisant des référentiels normatifs par secteurs d’activité auxquels toutes les plateformes devront se conformer. Il s’agit peu ou prou d’inventer un « algorithme public » qui contrôle certaines données de l’algorithme privé afin de se conformer au droit : durée du travail, sécurité, santé, RGPD…

Cet élargissement des compétences de la CNIL devra se traduire évidemment par une augmentation de son budget. La nouvelle taxe sur les plateformes instaurée cette année le permettra.

Une nouvelle autorité indépendante pour protéger les travailleurs

Si l’algorithme est au cœur de la problématique, il est indispensable, en parallèle, de bâtir un système de contrôle des plateformes et des relations qu’elles entretiennent avec les travailleurs. La création d’une nouvelle autorité indépendante en sera la pierre angulaire. Le rapport Frouin (novembre 2020) en a esquissé les premiers contours. Cette autorité agréera les plateformes de travail. Elle devra être composée d’inspecteurs chargés de vérifier et de contrôler les mécanismes de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, les modalités de calcul et de versement de la rémunération, le dialogue social, la prévention des risques d’atteinte aux droits et libertés des travailleurs, des atteintes à l’environnement et de mesurer le degré de vigilance.

Cette autorité devra évidemment disposer d’un pouvoir fort de sanction allant jusqu’au refus de l’octroi d’une licence d’activité voire la suspension ou la cessation de l’activité d’une plateforme en France.

Responsabilisation des plateformes et présomption de salariat

Enfin, il est fondamental de responsabiliser les plateformes sur l’algorithme et le contrôle de sa mise en œuvre. Cela passera par la formation de leurs data scientists aux questions de droit du travail, de santé-sécurité, de discriminations et d’éthique. D’autre part, face à ces machines auto-apprenantes, pouvant produire des biais et des effets illicites, un devoir de vigilance contraignant sera créé : une fois saisie par les représentants des travailleurs, la plateforme aura l’obligation de vérifier et corriger les dysfonctionnements de son algorithme sous peine de poursuites.

Une fois encore, le gouvernement reste au milieu du gué. L’autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE) qu’il est en train de créer fait fi, de surcroît, des réserves juridiques sur les modalités qu’il a retenues concernant la représentation des seuls chauffeurs et livreurs. Ces travailleurs étant juridiquement des indépendants, le résultat de ce dialogue reviendrait à faire s’accorder des entreprises entre elles, ce que proscrit le droit européen de la concurrence.

Nous proposons de renverser la charge de la preuve concernant le statut de ces travailleurs : aux plateformes de prouver qu’ils sont bien des indépendants et non à eux de démontrer leur subordination, trop souvent cachée par l’algorithme. La Cour de Cassation n’a-t-elle pas qualifié d’ « indépendant fictif » un chauffeur Uber le 4 mars 2020 ?

Cette proposition d’introduire une présomption de salariat a d’ailleurs été défendue (sans succès) par les sénateurs socialistes dans une proposition de loi fin mai, mais a été reprise tant par le gouvernement espagnol que dans un rapport d’une eurodéputée LREM largement voté le 16 septembre. Assumons que la France soit à l’avant-garde de ce combat au niveau européen !

 

Signataires :

 

Olivier JACQUIN, Sénateur PS de Meurthe-et-Moselle

Stéphane VERNAC, Professeur de droit privé à l’université de St Etienne

Jérôme GIUSTI, avocat spécialisé en droit des nouvelles technologies

Thierry KIRAT, directeur de recherche au CNRS, spécialisé sur les enjeux juridiques et sociaux de l’intelligence artificielle

Emmanuel NETTER, professeur de droit privé à l’université d’Avignon, spécialisé en droit du numérique

Brahim BEN ALI, chauffeur VTC, Secrétaire général de l’intersyndicale nationale des VTC

Odile CHAGNY, économiste, co-animatrice du réseau Sharers&workers et co-auteure de Désubériser, reprendre le contrôle